LANGUES SANS FRONTIERES

A la découverte des langues de l'Europe
Paris, éd. Autrement, 2001, 385 p.
LANGUES SANS FRONTIERES Notre ancien collègue Georges Kersaudy, de la traduction française, a publié récemment, aux éditions Autrement, un livre intitulé «Langues sans frontières - A la découverte des langues de l'Europe», qui ne manquera pas d'intéresser bon nombre de nos lecteurs.

L'auteur, passionné des langues et lui-même grand polyglotte, part de la constatation que le grand public, même cultivé, n'a que des notions assez sommaires et souvent fausses sur les langues utilisées en Europe - espace qui est loin de se confiner aux limites actuelles de l'Union! - leurs particularités, leur diversité mais aussi leurs rapports et leur « air de famille ». « Bien des gens, remarque Georges Kersaudy, ont appris en 1991 que les deux millions de Slovènes parlent le slovène, et ont découvert avec étonnement en 1992 que les cinq millions de Slovaques ne parlent pas le tchèque, mais bien le slovaque. Ils ne sont pas au bout de leurs surprises : beaucoup commencent déjà à s'apercevoir que dans l'ex-Yougoslavie plus de 90% des habitants du Kosovo parlent 1'albanais, que les Macédoniens [n'en déplaise à certains Grecs, NdlR] parlent le macédonien et que 27 à 35% d'entre eux sont des albanophones. Nos journalistes ont également découvert 1'existence des Abkhazes, puis des Tchétchènes et des Ingouches, et ils découvriront un jour une bonne cinquantaine d'autres peuples, qui ont tous leur langue nationale et attendent impatiemment leur tour de se signaler à l'attention de leurs frères Européens de l'Ouest. » Et même si, rien que du fait de vivre en Belgique, les lecteurs de la Gazette ont, comparés au Français moyen, davantage conscience de la diversité linguistique de notre continent et de la problématique qui s'y rapporte, combien parmi nous peuvent réciter sans hésiter la liste des langues officielles de l'UE, et combien ont une claire idée du statut et de la diffusion de l'irlandais?

C'est justement par l'Irlande que l'auteur commence sa présentation, pays par pays, des langues parlées dans notre continent, présentation qui, déjà pour ce qui est de l'Union Européenne, réserve bon nombre de surprises au lecteur non averti, puisqu'elle ne se limite pas aux langues dites nationales, mais recense également les langues régionales ou minoritaires, comme le catalan, le breton, le gallois ou le sorabe. Parvenu en Russie, le lecteur se trouve totalement dépaysé; outre le russe, l'auteur énumère non moins de vingt-huit langues parlées par plus de cinquante mille personnes et dotées d'un statut plus ou moins officiel rien que dans la partie européenne du pays, qui ne s'appelle pas pour rien "Fédération de Russie". Y figurent le tatar de Kazan, les deux variétés du mordve, l'oudmourte, le bachkir, le tchétchène (voilà un nom qu'on ne reconnaît hélas que trop bien...), le lezghien, le kalmyk... mais plus, depuis la deuxième guerre mondiale, le yiddish, ni l'allemand de la Volga. Et l'auteur ne s'arrête pas à l'Oural, puisque sa notion de l'Europe englobe, à juste titre, la Transcaucasie, avec sa mosaïque de parlers, dont deux langues de haute culture et se servant chacune de son propre alphabet, l'arménien et le géorgien.

Mais Kersaudy ne se borne pas à faire un inventaire de noms de langues plus ou moins exotiques; il veut faire partager au lecteur son amour pour ce patrimoine culturel de l'humanité, et inciter à l'apprentissage des langues étrangères. « Par une étrange aberration, constate-t-il, nos concitoyens ont toujours imaginé que l'apprentissage d'une langue étrangère constituait une tâche monumentale; chaque génération s'est acharnée à expliquer aux suivantes que cela présentait des difficultés énormes, voire insurmontables. N'écoutez pas, s'exclame-t-il, ces prophètes de malheur qui voudraient vous dissuader d'apprendre de nouvelles langues; ils ne savent pas de quoi ils parlent! » Et d'affirmer que pour « pouvoir lire sans trop de peine un texte de difficulté moyenne... vous pouvez y parvenir en 100 heures de lecture attentive », à ne pas étaler toutefois dans le temps, mais à concentrer sur une période de quelques mois, trois mois idéalement, « à raison de trois ou quatre heures par jour, ou plus si possible » [ce qui fait quand même dans les trois cents heures...]. Kersaudy estime que l'approche traditionnelle de l'enseignement scolaire, qui essaie de nous faire apprendre une langue étrangère en huit ou neuf ans, est une "énorme perte de temps", car « plus vous étalez dans le temps l'étude d'une langue, plus vous multipliez les efforts, plus vous vous acheminez vers la lassitude, le découragement et même le dégoût », et déconseille l'étude de la grammaire en tant que telle, tout en reconnaissant les « avantages certains offerts par la connaissance des principales règles de la grammaire, ... [dont l'] acquisition doit intervenir graduellement et au moment opportun pendant l'apprentissage de la langue ». Il recommande en revanche « la lecture fréquente du dictionnaire, qui peut devenir passionnante pour peu qu'on se contente de 'survoler' le vocabulaire en identifiant au passage les mots qui "rappellent quelque chose" - et ils sont légion. »

Et c'est cette remarque qui constitue l'amorce de ce qui est peut-être la partie la plus amusante du livre: nous voulons parler des chapitres 7 à 12, consacrés aux ressemblances et affinités entre les langues de l'Europe, dues tant à la parenté de la plupart d'entre elles, issues de l'hypothétique proto-indo-européen, qu'aux séculaires influences réciproques. Le grec constitue un cas extrême à ce propos: « aucun Européen, remarque Kersaudy, n'envisagerait de renoncer au téléphone, au magnétoscope, à la polychromie, à la cinémathèque, ... En politique, on tient beaucoup à la démocratie, on redoute la ploutocratie et on se méfie de l'aristocratie. Dans les lycées [mot grec signifiant "la louvière" ou "le bois des loups"] de l'hexagone, les pédagogues enseignent encore la géographie, les mathématiques, la géométrie, on parle sans doute de logarithmes et de polynômes, on étudie l'entomologie, les atomes, l'atmosphère, le cosmos, les microbes, les bactéries, etc. L'autochtone parisien qui s'asphyxie en auto sur le périphérique ou prend le métro pour aller au Panthéon ou au théâtre de l'Odéon, peut encore fantasmer sur l'époque mythique où les Champs Elysées étaient le paradis éphémère des péripatéticiennes et de leurs proxénètes, aujourd'hui éclipsés par les vendeurs de narcotiques et d'ecstasy ou autres euphorisants. On pourrait ainsi aligner sur des kilomètres des myriades d'hellénismes plus ou moins euphoniques, jusqu'à provoquer chez le lecteur des crises et des traumatises menant à l'hystérie et aboutissant à la catalepsie »! Mais bien que moins spectaculaires, les exemples de mots reconnaissables parce que d'origine commune ou empruntés à la même source foisonnent dans les autres langues également, et font les délices de l'amateur qui se promènera dans ce jardin secret (tel est, comme l'auteur nous le signale allusivement p. 238, le sens premier du mot 'paradis', issu, par l'intermédiaire du latin et du grec, d'un mot vieux-persan dérivé de deux racines indo-iraniennes correspondant aux mots grecs περί, autour, et τοίχος, mur, cf. le mot français 'clos'). Malheureusement, les chapitres consacrés à ce sujet se composent essentiellement d'une longue liste d'exemples, et sont de ce fait impossibles à résumer. Citons encore, à titre d'exemple des curieux petits renseignements que l'on peut y glaner, le fait que le nom français et ibérique du 'travail' vient du nom d'un instrument de torture à trois pieux dit en latin 'tripalium', de même que les mots roumain ('muncă') et hongrois ('munka') viennent d'un mot slave (polonais męka, ruse мука) signifiant également 'supplice', et que l'équivalent usuel en grec moderne n'est autre que le mot δουλειά, qui ne se distingue que par la place de l'accent du mot signifiant depuis toujours en cette langue 'servitude, esclavage' [et dont l'église romaine a tiré le terme technique 'dulie', signifiant le culte des saints!]

Or, reconnaissant sans doute que pour nombre de ses lecteurs l'apprentissage des langues étrangères restera un travail/δουλειά/munka dans le sens étymologique du mot, Kersaudy tente à tout le moins de les familiariser avec l'aspect extérieur visuel et acoustique des langues quelque peu exotiques qu'ils risquent de rencontrer, pour prévenir des réactions du genre "graecum est, non legitur", ou plus prosaïquement, pour éviter que Václav Havel, par exemple, ne devienne Vaklav Avèle sur les ondes hertziennes francophones. Aussi a-t-il ajouté, dans les paragraphes traitant de certaines langues moins connues en France, telles que le polonais ou le hongrois, des explications au sujet de l'orthographe et de la prononciation, explications d'autant plus utiles que l'écriture de ces langues est fort simple et cohérente à condition d'en connaître les conventions particulières, comme le fait que la combinaison sz note le son du ch français en polonais, mais celui du ss français en hongrois; et il a consacré deux chapitres passionnants aux "autres écritures de l'Europe", et notamment à l'alphabet grec et à ceux dits cyrilliques, que n'importe qui peut apprendre à déchiffrer en moins d'une heure, puisqu'ils ne diffèrent que peu de l'alphabet latin, mais aussi, plutôt à titre de curiosité, aux écritures runique, ogamique, arménienne et géorgienne.

Si la diversité des langues (et des cultures dont elles sont le véhicule) constitue une richesse indéniable, elle ne laisse toutefois pas de créer des problèmes non négligeables de communication, à plus forte raison dans notre contexte actuel d'intégration de l'Atlantique au Boug, sinon à l'Oural, et de mondialisation. L'auteur en a une longue expérience, ayant travaillé pendant plus de trente ans comme traducteur aux Nations Unies, à l'AIEA, à la FAO et au Conseil, et il consacre plusieurs chapitres aux différents aspects de la question, truffés d'ailleurs de délicieuses anecdotes, comme celle de l'interprète de conférence qui, se faisant reprocher par l'orateur que « ce n'était pas ce qu'il avait dit », a osé lui rétorquer « non, mais c'est ce que vous auriez dû dire! », histoire probablement apocryphe mais qui va directement au cœur de tout linguiste ayant tant soi peu d'expérience... Il constate l'état de fait, paradoxal bien que compréhensible, qui fait que la communication entre la France et l'Allemagne, ou même entre l'Espagne et le Portugal s'effectue le plus souvent en anglais, et ne cache pas sa préférence pour « la solution la plus rationnelle et la plus impartiale », à savoir l'usage - à l'instar de ce que fut autrefois, mais pour les intellectuels seulement, le latin - d'une langue véhiculaire logique, riche, expressive et neutre, ne privilégiant aucune nation par rapport aux autres. Cette langue existe depuis plus d'un siècle; c'est l'Espéranto, dont, de l'avis de "ceux qui le pratiquent couramment" [et Kersaudy en fait partie] l' « écrasante supériorité ne saurait être mis en doute; on peut dire que l'Espéranto réunit toutes les qualités des langues d'Europe, et qu'il est en quelque sorte l'héritier de l'ensemble de la civilisation européenne », car il « n'est rien d'autre qu'un compromis entre les principales langues de l'Europe », du fait que son initiateur « a pris pour base les mots 'internationaux' communs aux grandes langues européennes de civilisation, en a tiré des racines déjà connues de tous les Européens, ou du plus grand nombre d'entre eux, et les a ensuite incorporées dans un système de reconstruction simple et logique. » « Quant à la grammaire, c'est un chef-d'œuvre de logique et de simplicité. » En plus, l'Espéranto aurait une grande vertu propédeutique : « il est prouvé depuis longtemps déjà que celui qui a appris la langue internationale est à même d'apprendre beaucoup plus facilement et rapidement n'importe quelle langue européenne. Même les débutants dans la langue internationale constatent très vite qu'un texte traduit en Espéranto à partir d'une langue étrangère a pour eux la valeur d'une explication de texte, tant il permet de reproduire fidèlement le texte original dans ses moindres nuances. » « L'enseignement de l'Espéranto au commencement de la scolarité permettrait à nos écoliers de maîtriser rapidement une nouvelle langue, et constituerait le tremplin idéal pour passer rapidement avec succès à l'étude de n'importe quelle langue européenne, ancienne ou moderne... La connaissance de l'Espéranto apparaît... comme la voie royale vers l'acquisition de nouvelles langues; l'élève... disposerait d'un extraordinaire outil de communication et d'instruction, mais encore serait à même de bénéficier de nombreux autres éléments précieux et, de surcroît, des avantages conjugués du latin, du grec et du sanskrit, dont la langue internationale est l'avatar moderne. » Malheureusement, « les Espérantistes sont probablement les seuls à avoir compris » cela, et en dehors de leurs milieux, « tout cela passait généralement inaperçu jusqu'à ces derniers temps; les pouvoirs publics de la plupart des grands pays d'Europe restaient étrangement sourds et aveugles devant un phénomène qui doit inévitablement apporter un jour la solution de leurs problèmes linguistiques. » Malgré cette constatation, notre ancien collègue demeure un chaleureux partisan de l'Espéranto, et le dernier chapitre de son livre est consacré à une brève description du système de cette langue à vocation internationale. Le lecteur qui aimerait en savoir davantage peut contacter l'auteur du présent compte-rendu.

La dernière partie du livre, qui en occupe près d'un tiers, consiste en une collection de spécimens de textes dans différentes langues de l'Europe, et un "vocabulaire parallèle" qui reprend les équivalents d'une liste de 520 mots en "sept langues latines" (latin, français, italien, catalan, espagnol, portugais, roumain) plus l'espéranto, puis en sept langues germaniques, dix langues slaves, trois langues celtiques (breton, gallois, irlandais) et dix langues hétéroclites (lituanien, letton, grec, albanais, arménien, turc, hongrois, finnois, estonien, basque et géorgien), les deux langues du Caucase figurant dans leur écriture nationale ainsi qu'en translitération. A signaler que pour trouver un seul et même texte qui soit disponible dans toutes les langues des PECOs et du Caucase, l'auteur a dû recourir à un extrait des oeuvres complètes de ... Staline.

En résumé: un ouvrage de vulgarisation, sans prétentions scientifiques ou d'originalité, mais qui se laisse lire avec plaisir et intérêt par tout lecteur tant soit peu curieux du phénomène humain qu'est le langage et désireux de se renseigner sur la situation linguistique de la grande Europe.